Contes de la folie extra-ordinaire
La dernière de Dementia Praecox, étonnant spectacle créé par le théâtre laboratoire Elizabeth Czerczuk, a eu lieu samedi à Paris. Après six mois d’évolution, ce tourbillon scénique bouscule les conventions théâtrales et redessine les rapports entre salle et scène. On attend la suite du projet avec impatience.
« Un théâtre troublant, déstabilisant, éprouvant aussi »
Un vaste garage-hangar dans le XVIIIe arrondissement parisien. Béton froid et nu. Un dispositif bi-frontal – « bipolaire », corrige la production – où les spectateurs se font face. Entre eux ou parmi eux, un espace dans lequel des acteurs et danseurs déambulent déjà. Démarche saccadée ou traînante. Maquillages blafards, têtes de morts-vivants arborant de spectaculaires bandages. Tous sont cabossés, dans un univers où tout semble déréglé.
Comme Matka, « happening » ébouriffant présenté il y a deux saisons par la même compagnie, Dementia Praecox est une création très librement adaptée de l’œuvre de l’écrivain polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz. De la pièce d’origine, Le Fou et la Nonne, ne restent que quelques grandes lignes. Un artiste interné dans un asile. Une religieuse s’interrogeant sur sa dévotion.
Mais très vite, les autres malades font voler le cadre en éclats, laissant place à une explosion verbale, mais surtout corporelle ou gestuelle. Maladie mentale et humour noir se répondent. Frustrations, souffrances, séduction, érotisme, besoins inassouvis d’amour, de liberté aussi… Tout et tous se percutent et se contredisent. « On vient au théâtre pour qu’on nous fasse de la peine, glisse ainsi l’un d’entre eux. Et cette peine me fait plaisir ! »
« Besoin de quelque chose de caché »
Pourtant, l’essentiel est ailleurs. Il est dans la tentative de redéfinition revendiquée des liens traditionnels entre acteurs et spectateurs. Ainsi, dans Dementia Praecox, ces derniers sont-ils régulièrement sollicités, étroitement impliqués dans le mouvement d’affolement général, directement associés aux déplacements et au jeu des acteurs sur cette étrange scène. Au reste, certains d’entre eux étaient encore spectateurs il y a tout juste quelques mois ! « Tout ce que j’ai vécu me semble si petit maintenant », assure, d’ailleurs, l’un d’entre eux. « La vie de mon âme, c’est toi », lance un autre à l’adresse du public.
À l’issue du spectacle, Elizabeth Czerczuk, metteur en scène et chorégraphe dans la lignée des maîtres polonais Tadeusz Kantor et Jerzy Grotowski, explicitera partiellement la démarche propre à son « work in progress » (Dementia Praecox a trouvé sa forme actuelle au fil de cinq étapes successives initiées à compter de janvier dernier). « Ma direction d’acteurs n’est pas toujours facile », a-t-elle assuré, avant d’ajouter : « Je cherche à effacer cette frustration entre artistes et public. Ce qui m’intéresse, c’est aller plus loin. J’ai besoin de quelque chose de caché. » Comme si elle était en recherche d’une réalité augmentée. Une sorte de « théâtre 2.0 », troublant, déstabilisant, éprouvant même. Mais dont on ressort avec le sentiment d’avoir assisté – participé un peu aussi – à une performance radicale comme la scène théâtrale en offre rarement l’occasion actuellement. Quant à la suite de cette recherche, elle pourrait prendre la forme, après l’été, d’un spectacle adapté de 4.48 Psychose, de Sarah Kane.
Richard Caisse, Mediapart, 12 juin 2016