Au T.E.C, proche Place de la Nation, Elizabeth Czerczuk sonde la face la plus noire de l’âme humaine dans Les Inassouvis, spectacle baroque et chorégraphié.
Elizabeth Czerczuk aime le théâtre qui ose et creuse dans les tréfonds de l’âme humaine. Sous l’influence de ses maîtres spirituels, Jerzy Grotowski et Tadeusz Kantor, la comédienne et metteuse en scène polonaise le prouve à nouveau avec Les Inassouvis. En fait, cette pièce est composée de Dementia Praecox 2.0, Matka et Requiem pour les artistes, spectacles présentés séparément lors des dernières saisons au Théâtre Elizabeth Czerczuk. Dans le premier, où l’on parle notamment de la souffrance de l’artiste, on croise des personnages, aux yeux exorbités, gestes convulsés et à la démarche de zombies. Habillés dans ce qui ressemble à des camisoles de force, ils tentent d’échapper à leur condition dans un mouvement ultra chorégraphié.
Car le spectacle, où s’entrechoquent les langues et les rires désespérés, n’est pas seulement un cri ou une plongée dérangeante dans la folie, c’est également un ballet impressionnant de poupées désarticulées.
Celles-ci dansent sur une musique aux accents des pays de l’Est (mais pas que) et invitent le public à y prendre part. Dans le second segment à peine plus apaisé, on retrouve le personnage de Matka, une mère manipulatrice, inventée par le dramaturge Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), auteur pionnier de la modernité artistique en son pays. Cette femme-monstre a engendré Léon, un fils ingrat et artiste raté. Dans des costumes gothiques, Elizabeth Czerczuk incarne cette mère éplorée, noire puis blanche, comme dans un dernier sursaut de pureté.
Requiem pour les artistes, dernier et impressionnant volet, jette un pont entre le passé et le futur. Avec leurs lourdes valises, les vivants et les morts se retrouvent dans un purgatoire, conséquence de leur existence dissolue. Chacun rêve de s’émanciper et de briser ses chaînes. « Je suis unique », écrit l’un des personnages, comme pour prouver son humanité pleine et entière. Là encore le spectacle, davantage chorégraphié et physique, fait dans le tourbillon mélancolique, hypnotisant et l’uppercut émotionnel. Une radicalité baroque et tragique qui n’exclut jamais. Bien au contraire.
On vous recommande chaudement d’aller constater par vous-même l’ambiance du théâtre, et vivre ce triptyque impressionnant. Un moment hors du temps, hors de la réalité.
C’est un théâtre, comme le T du titre l’indique, fondé et dirigé par une créature made in Poland pur jus, EC, Elizabeth Czerczuk. D’ailleurs, le nom de cette créature – plus qu’une femme, c’est une créature en lévitation dans plusieurs époques – se décline partout : sur les marches des escaliers et les palissades de son théâtre, sur les affiches. Elle est au centre de tout et le plus souvent des spectacles qu’elle met en scène et dont elle est l’astre autour duquel tournent des étoiles, en particulier un chœur de sept danseuses (chiffre sacré des contes) formées (elle a aussi ouvert une école) ou transformées par elle en actrices expressives.
Des mannequins au garde-à-vous étrangement parés vous accueillent dans le couloir tenant lieu de hall de cet endroit plus proche de la maison hantée de fantômes que d’un impersonnel théâtre habituel. Deux affiches de Tadeusz Kantor (l’une de La Classe morte, l’autre de Wielopole Wielopole) gardent le bar où la barmaid Anne-Cécile bat des cils en vous servant un excellent Corbières que son caviste favori vient de lui dénicher. A deux pas de là, tutoyant la nuit, se tient un jardin verdoyant où les fumeurs sont les bienvenus. C'est ainsi que, degré par degré, on glisse hors du temps.
Alors, guidés par deux pompiers ou soldats rescapés des premières guerres du XXe siècle, après un arrêt devant une baignoire vide – objet récurrent de bien des spectacles polonais– , on gagne le sous-sol sans fenêtres où, entre des murs noirs, un spectacle inspiré va vous aspirer : Les Inassouvis.
Le titre fait référence à L’Inassouvissement, l’un des grands romans du Polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz dit Witkacy aussi doué pour les romans, les essais, la peinture et la photographie que pour le théâtre. On doit la traduction d’une grande partie des ses œuvres à l’infatigable Alain Van Crugten (ouvrages parus à L’Age d’homme). L’Inassouvissement est un roman où Witkacy met beaucoup de sa vie tout en écrivant un roman d’anticipation où il prévoit, dans les années 30, que les Chinois seront un jour les maîtres du monde.
Dans ses Souvenirs de Pologne, texte écrit dans les années 60, Witold Gombrowicz raconte que Bruno Schulz, Witkiewicz et lui formaient un groupe. Les deux autres ne sont plus là pour étayer ses dires. Witkiewicz se suicida en 1939, lors de l’invasion de la Pologne par les troupes russes et allemandes. Schulz sera tué en 1942 dans une rue, par la Gestapo, de deux balles dans la tête. Gombrowicz, après un long exil argentin, vécut en France où il mourut à Vence en 1969.
De ces trois auteurs, Witkiewicz est sans doute le moins connu en France où on le connaît (un peu) par son théâtre. En Pologne, sa notoriété n’est plus à faire. Ses œuvres peintes, dont celles de sa fameuse firme des portraits, sont exposées dans les musées ; ses photographies, dont bon nombre d’autoportraits cocasses, ont fait l’objet de publication et son théâtre irrigue toute l’histoire du théâtre polonais depuis les années 50. La comparaison est un peu bancale mais on peut dire que Witkacy joua en Pologne un rôle semblable à celui d’Antonin Artaud en France. Tous deux, contemporains, ont écrit des essais sur le théâtre, dialoguant à distance sans se connaître.
Différence notable, Witkiewicz laisse derrière lui une foison de pièces de théâtre. Tadeusz Kantor en a mis (librement) en scène plusieurs, dont Les Cordonniers et La Poule d’eau. L’un des premiers spectacles de Krystian Lupa entrait avec une fougue débridée dans Les Pragmatistes, pièce sur laquelle Félix Guattari devait livrer quelques réflexions.
Rien d’étonnant donc à ce que la polonaise Elizabeth Czerczuk réunisse en les refondant dans Les Inassouvis trois de ses spectacles précédents (soit une représentation de trois heures avec deux entractes), chacun étant très librement inspiré par un texte de Witkiewicz et remodelé : Démentia Praecox 2.0 (d’après Le Fou et la Nonne), Matka (La Mère) et Requiem pour les artistes. Figure récurrente de Witkiewicz et du spectacle, celle de la mère, incarnée par Elizabeth Czerczuk, et dont les sept danseuses sont comme autant de variations et avatars. Elle fait face à des hommes improbables qui apparaissent comme des esclaves ou les mouches du coche. Les costumes, aussi magnifiques qu’extravagants, signés par la Polonaise Joanna Jasko-Sroka ne sont pas pour rien dans le voyage dans le temps où nous entraîne Les Inassouvis.
Ce qui unit l’ensemble, c’est une chorégraphie théâtralisée, organisée en tableaux. Y sont récurrents le grotesque bricolé des costumes, les portes coulissantes, les parois pivotantes, les maquillages expressionnistes, les gestes d’automates désarticulés. On y croise aussi des accessoires surprenants comme ce pénis géant, semble-t-il directement inspiré par un dessin de Witkiewicz datant de 1931 et ainsi légendé : « Eulalie préférant une certaine chose dans le style gothique à mort que de la donner à quelqu’un de plus capable dans certaines choses ». C’est peut-être plus encore dans les dessins et les peintures de son auteur fétiche que la metteuse en scène Elizabeth Czerczuk s’inspire. Autre exemple : ce dessin d’un « défilé de masques sous-carnavalesques » datant de 1932 (voir Anna Micińska, Witkacy, la vie et l’œuvre, éditions Interpress-Varsovie). Les mots ici sont presque superflus. Quand ils s’installent, ce qui arrive parfois, le charme s’étiole.
Kantor (dont sont citées les tables d’écolier de La Classe morte) et Grotowski sont pour la directrice du TEC des phares qui l’éclairent, l’un pour le corps, l’autre pour l’espace, sans pour autant chercher à les imiter. « Je ne cherche pas à refaire du Grotowski ni du Kantor mais à inventer un théâtre physique et spirituel qui doit beaucoup à Marcel Marceau [dont elle fut l’élève] et à d’autres artistes dont j’ai eu le bonheur de croiser la trajectoire », explique-t-elle dans le second numéro de la revue publiée par le TEC.
Dans l’héritage décomplexé d’un théâtre gestuel polonais, celui de Józef Szajna (1922-2008) et celui de Henryk Tomaszewski (1919-2001), Elizabeth Czerczuk crée des ambiances à la fois étranges et désuètes, où l’éclairage et la musique originale (Sergio Cruz, Julian Julien et Karine Huet) jouent bien leur partition.
Chaque soir, avant d’entrer en scène, elle songe sans doute à réaliser ce vœu de Witkacy : « En sortant du théâtre, on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre, dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable et caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre. » Il est vrai que le théâtre gestuel du TEC, dans sa clôture et son confinement, ne ressemble à aucun autre.
Dans le prolongement des œuvres précédemment créées, Elizabeth Czerczuk invite à vivre avec sa troupe un rêve halluciné, une expérience singulière à nulle autre pareille.
Etonnant lieu, qui reflète dans sa conception même l’originalité et l’engagement profond de l’art théâtral selon Elisabeth Czerczuk. Une atmosphère rouge grenat, un beau jardin, un bar accueillant, divers objets insolites, dont d’extravagants mannequins… L’attente même du début de la représentation se révèle ici inhabituelle. Bientôt surgissent dans le bar deux militaires casqués inquiétants et grotesques à la démarche saccadée, rejoints ensuite par la vingtaine d’artistes qui composent la troupe. Une assemblée contrastée et saisissante d’aliénés fantomatiques qui nous convoquent dans l’antre du théâtre pour partager un rêve hallucinatoire, une expérience cathartique qui unit dans un même élan tout ce qui la compose. Singulière, cette expérience l’est assurément. Des costumes et maquillages expressionnistes, des mots proférés en plusieurs langues – française, polonaise, hongroise, espagnole, italienne… -, une chorégraphie des corps tout en intensité et contrastes, des relations ambiguës et exacerbées, la mort qui rôde, la vie qui échappe et l’enfance tendue comme un miroir hypnotique : la pièce déploie une succession de tableaux qui pointent la décadence et la mécanisation de l’époque et la nécessité de la création artistique. Si impérieuse qu’elle peut signifier le renoncement à la vie même. Nourrie par les maîtres de l’avant-garde polonaise des années 1950-1970 – Tadeusz Kantor, Jerzy Grotowski, Henryk Tomaszewski -, par l’œuvre de son auteur de prédilection, Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), l’esthétique singulière d’Elizabeth Czerczuk déploie un art total d’une grande beauté plastique, qui vise à toucher l’âme, à éveiller les consciences endormies.
La pièce condense les œuvres précédemment créées : Requiem pour les artistes et son fascinant cortège de morts-vivants, Dementia Praecox 2.0, libre adaptation de la pièce Le Fou et la nonne (1923) de Witkiewicz, et Matka (La Mère en polonais), librement inspiré par la pièce éponyme du même auteur. Les tableaux créés apparaissent parfois abscons, répétitifs, insistants, mais aussi puissamment évocateurs, impressionnants de maîtrise et d’engagement, notamment lorsqu’ils se passent de mots. Le voyage emporte, et on recommande à tous les apprentis comédiens de venir découvrir cet art à part, à la fois dans sa forme et dans sa relation au spectateur. Les objets participent activement à l’élaboration de ce théâtre fondamentalement hybride, on retrouve les pupitres d’écolier de La Classe morte de Kantor, mais aussi des valises, des chaises, des armatures et prothèses exprimant toutes sortes de métamorphoses, obsessions et déclinaisons monstrueuses. Contre une société du divertissement, une « moutonisation définitive » des êtres, ce théâtre radical engage l’être tout entier : les tripes, les émotions et la pensée. L’artiste ici n’est pas un cérébral réfléchissant à une organisation rationnelle, c’est un « gringalet aux nerfs ébranlés » selon les mots de Witkiewicz. Un gringalet sacrément costaud.
Agnès Santi, La Terrasse, 23 octobre 2018
C’est dans son tout nouveau théâtre parisien, véritable laboratoire de créativité, qu’Elizabeth Czerczuk, auteur, comédienne, chorégraphe et metteur en scène, présente sa dernière création : une trilogie originale ébouriffante. Une épopée en trois actes, rythmés par une musique originale, qui se composent de tableaux indépendants, mais reliés entre eux par l’esprit des grands maîtres de l’avant-garde polonaise des années soixante à quatre-vingt : Jerzy Grotowski, Tadeusz Kantor, Stanisław Ignacy Witkiewicz.
« Ce spectacle est un manifeste artistique où se confondent la vie et la mort, la haine et l’amour, au sein d’une famille d’individus déchirés par leurs destins. »
D’entrée de jeu, le public est convié à intégrer les différents espaces et à déchiffrer les codes d’une grande parade surréaliste, au cours de laquelle la folie côtoie la beauté dans une chorégraphie époustouflante et délirante. La création d’Elizabeth Czerczuk, les Inassouvis, est marquée du thème de l’inassouvissement ; ce sentiment oppressant d’un manque désespéré qui renvoie les personnages à la violence de leur propre solitude. Les personnages luttent pour leur objectif sans pouvoir l’atteindre, ainsi que dans l’œuvre de Witkiewicz.
Mylène Vignon, Saisons de Culture, 22 octobre 2018
Théâtre Elizabeth Czerczuk
20 rue Marsoulan
75012 Paris
01 84 83 08 80/ 06 12 16 48 39
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