La liminalité (du latin limen - le seuil) est un concept de plus en plus utilisé dans les réflexions sur la littérature, l'art et les sciences humaines au sens large. Connu de longue date, il éveille à notre époque un intérêt de plus en plus vif. La liminalité décrit des phénomènes frontières dans l'art (comme aussi dans la vie, source pour les artistes). Les situations frontières sont liées à un franchissement dans les catégories de temps, d'existence, d'espace physique et métaphysique, d'états de sommeil et d'éveil, mais aussi d'états d'esprit, de santé et de maladie, de condition corporelle et spirituelle de l'homme.
La liminalité peut aussi définir une suspension entre deux états, et se lier à un sentiment de perte, d'effacement de significations, d'errance sur un territoire non balisé, d'absence de racines, d'ambivalences et d'existence difficile de toutes sortes d'« inter-». Une situation existentielle liminale a un statut exceptionnellement intéressant pour un artiste, étant donné qu'elle peut être décrite dans une poétique du fragment que les romantiques ont élevée au rang de méthode de connaissance en art. Les romantiques ont au seuil de notre modernité pressenti que le monde dans son essence mystérieuse et complexe répondait plus volontiers à un appel poétique reposant davantage sur une intuition et une description incomplète et fragmentaire que sur un discours systématique de raison éclairée, vraiment désarmée devant des questions qui dépassent la rationalité humaine. Le but de l'art ancien était souvent une image de totalité, de construction d'une image cohérente de la réalité capable de rendre un état d'esprit et de pensée de l'homme. Aujourd'hui, dans notre monde postmoderne, nous ne trouvons plus, voire nous ne cherchons plus, une telle Totalité ainsi comprise. C'est pourquoi les signes de fragmentarité, d'hétérogénéité, d'ambivalence, de diversité de discours et de fluidité dans le franchissement des frontières de ces discours sont des signes de notre temps. Les efforts des artistes peuvent se concentrer sur la découverte d'ambivalences, sur une problématisation, mais aussi un rapprochement et un resserrement de ce monde divisé.
En effet, souvent, on ne franchit plus ces frontières car ce sont elles qui se rapprochent les unes des autres, perdant leur caractère d'antipodes. Dans le monde postmoderne, la dislocation de la Totalité qui a durant des siècles rempli une fonction créatrice de sens provoque un effacement de ces catégories en tant qu'identité, but, sens, objectivité de signification, et elle nous place dans une situation d'anomie, une situation-frontière qui exige de l'art une expression. Dans cette optique, l'espace liminal devient une scène unique en son genre où l'on peut parvenir à un échange vital de significations et même, peut-être, d'intégration de sens qui jusque-là avaient paru éloignés et contradictoires. Le mouvement primaire, existentiel, auquel souvent se confronte l'art dans toutes ses variantes interdisciplinaires a le pouvoir d'assimiler des situations frontières, et même d'y puiser de la force. Ainsi que l’a montré la critique de la tradition métaphysique occidentale menée par Martin Heidegger, l'essence n'est pas dans l'être, mais elle s'essentialise dans le cours de l'être. L'intuition qui est en art un pouvoir de connaissance, car capable de connaître directement, peut être comprise comme une force élémentaire de vie, plus liée au corps et à l'imagination qu'à l'intellect.
Dans le monde où nous vivons, les règles stables et les valeurs subissent une fluidification et sont soumises à un déplacement. Même les frontières qui ont pu définir des territoires éthiques ou de connaissance sont dans le monde postmoderne de plus en plus soumises à des déplacements et relocations dans des contextes différents des précédents.
Notre nouvelle saison, dont le Festival des Formes Radicales est consacrée à tous les artistes, qu'ils soient de théâtre, d'arts visuels, de musique, ou interdisciplinaires ou multimédias, créant à la frontière de la forme de leur matériau, et intéressés par la thématique d'espaces allant entre connu et inconnu, et exigeant leurs voix.
Consciente de l'incertaine condition métaphysique de l'homme dans un monde qui a perdu la stabilité de la connaissance et son établissement entre des frontières jusque-là inviolables et définissant le territoire de l'homme, je reprends des vers d'un poème contemporain polonais et je les dédie à tous les artistes :
à la fin
de l'ouvrage
soustraire la fondation
sur laquelle il s'appuie
car les fondations
limitent le mouvement
Par Elizabeth Czerczuk
Ma nouvelle création se concentre sur une thématique extratemporelle existentielle qui touche à l’énigme de la vie et de la mort. Elle explore les frontières fluides entre elles, ainsi que les moyens par lesquels femmes et hommes, guidés par leur intuition, par leur raison et leur intelligence, font avec ces questions élémentaires. En Pologne, le courant des recherches métaphysiques est présent depuis toujours, mais c’est à l’époque du romantisme qu’il connaît son apogée, nourrissant jusqu’à aujourd’hui la conscience nationale et sociale, tout comme les vies individuelles. Ce caractère et cet esprit sont particulièrement sensibles dans les drames qui vont servir d’inspiration à mon nouveau travail de théâtre. Je voudrais rapprocher le spectateur français de cette spiritualité et de l’aura qui l’enveloppe, afin d’enrichir d’un trait polonais une identité européenne qui aujourd’hui paraît privée de vécu. Vivre ensemble une expérience élargie à de nouveaux espaces. C’est pourquoi notre Festival des Formes Radicales est cette année consacré à des recherches artistiques qui dépassent les structures formelles de l’art pour tendre vers l’idée d’une œuvre ouverte à de multiples significations, à une expérience intérieure dans la transgression, qui a été décrite par Georges Bataille et par l’un des maîtres de mon théâtre, Antonin Artaud.
J’ai, pour la saison prochaine, l’intention de vous inviter à un diptyque de théâtre inspiré par les Noces de Stanislaw Wyspianski et la partie rituelle des Aïeux d’Adam Mickiewicz. Ces deux œuvres dramatiques traitent du poids des ruptures dans nos vies. Épousailles et mort métaphysique, romantisme et modernisme, peuvent aller de pair. Force et joie de vivre, célébration de l’amour dans une union, trouvent une continuation dans la déploration de la mort de nos chers disparus, lorsque autour de tables de fête se célèbre une offrande symbolique, et que se transforment en offrande symbolique des conversations joyeuses, comme en Lituanie, du temps de la jeunesse de Mickiewicz. C’est dans une telle perspective transgressive que je lis ces deux œuvres littéraires, séparées par presque un siècle, mais qui semblent parler de la même voix lorsque nous les interrogeons sur les questions les plus importantes de notre vie.
J’ai puisé mon inspiration dans ces œuvres très importantes de la littérature et du théâtre polonais, et avant tout dans leurs réflexions sur des thèmes existentiels qui traversent les modes et les changements de mœurs au fil du temps. La structure ouverte du drame néoromantique des Noces invite à ce genre de rajeunissement de lectures devenues classiques. Dans ces deux œuvres sources de mon spectacle, c’est avant tout l’intuition d’un destin dans sa dimension temporelle et métaphysique qui a été essentielle pour moi. Cette lecture m’a permis, comme à l’ensemble des acteurs, de chercher une expression théâtrale capable de montrer la parenté des deux drames pour ce qui est de leur signification et de leur message intemporel. Cette contemplation théâtrale de la nature temporaire de la vie et du mystère de la mort se retrouve dans les deux étapes du diptyque réunies en un tout.
Le défi n’est pas mince pour un théâtre de la dramaturgie du corps, étant donné que l’un et l’autre de ces drames vont au-delà de la condition humaine dans sa dimension matérielle et corporelle. La symbolique, l’imagerie, la vision, le rythme musical et le nerf dramatique de ces deux œuvres, complémentaires dans le récit scénique du sens d’une vie qui ne se laisse enfermer ni brider par aucune limite biologique, ont été les points de départ de ma création. Nous espérons qu’en « ouvrant la porte » (otwarta brama, titre commun aux deux parties du spectacle Eros et Hypnos) sera vue comme une invitation à un événement théâtral dont vous pourrez être les participants, témoins et hôtes attendus. Que la porte ouverte à l’hospitalité soit la carte de visite du spectacle et un geste chaleureux en direction de notre public.
« Ouvrir la porte » renvoie aux motifs littéraires des deux textes dramatiques des Aïeux et des Noces. Cette « ouverture » est à la fois une métaphore de l’hospitalité d’un espace métaphysique, de sa liminalité et de son absence de frontières. Dans les Noces, il s’agit de la « chaumière » célébrée, où chacun peut entrer indépendamment de son appartenance sociale, qu’il soit noble, paysan, mendiant ou érudit, comme la « très moderne » Rachel. Mais la porte ouverte du cimetière des Aïeux a un sens métaphysique. Elle est une ouverture au monde des esprits, invités par les vivants à un entretien dans la chapelle du cimetière.
Par Elizabeth Czerczuk
Théâtre Elizabeth Czerczuk
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