Scènes d’une folie peu ordinaire
Immersion dans le monde de la folie, Dementia Praecox 2.0 d’Elizabeth Czerczuk puise chez les maîtres polonais sa capacité à s’attaquer au présent. Avec une inquiétante et inhabituelle beauté.
C’est dans une robe blanche aux armatures apparentes, un enfant de tissus bien calé dans les bras, qu’Elizabeth Czerczuk se présente au public rassemblé au bar de son théâtre. Sa démarche tournoyante et son expression étrange, méditative, fait office de signal de ralliement. Le visage assorti à la tenue de la maîtresse de maison, la tête couronnée de bandages et le corps parcouru de spasmes, la vingtaine de danseurs et comédiens de Dementia Praecox 2.0 rejoint la mère-derviche aux longs cheveux blonds. Et entame sans attendre une série de petits rituels qui nous feront traverser une partie du superbe lieu de l’artiste d’origine polonaise, dont les peintures rouges et noires et les allures de cabinet de curiosité gothique s’accordent à la mise des créatures souriantes malgré l’enfermement qu’on devine. Malgré la douleur. Quelque part entre le surréalisme et le burlesque, la compagnie d’Elizabeth Czerczuk reprend son petit manège de vie et de mort là où l’avait laissé son Requiem pour les artistes, première partie d’un triptyque sur le purgatoire qui s’achèvera au mois de mars avec Matka. Après un hommage explicite à ceux qu’elle reconnaît comme ses maîtres – parmi lesquels Tadeusz Kantor, Antonin Artaud Jerzy Grotowski, avec qui elle a travaillé à ses débuts en Pologne –, l’artiste adapte très librement Le Fou et la nonne (1923) de Stanislaw Witkiewicz. Un écrivain, philosophe et peintre assez peu connu en France mais fameux en Pologne, dont l’œuvre théâtrale fut consacrée à la recherche d’une « Forme pure ».
Scènes d’une folie peu ordinaire
Davantage visuelle, physique et musicale – excellents, Thomas Ostrowiecki à la percussion, Anne Darieu au violon et Karine Huet à l’accordéon se joignent au mouvement général – que textuelle, la pièce d’Elizabeth Czerczuk offre une expérience cathartique peu commune. Foisonnante et d’une grande précision. Immersive, mais jamais au détriment du sens, priorité de la comédienne et metteuse en scène qui cultive son entre-deux théâtral depuis son entrée au Conservatoire de Paris en 1991. À travers leurs scènes de folie débridée et tout en contrastes, la nonne rockeuse, le fou verbeux et tous les bizarres personnages de Dementia Praecox 2.0 composent en effet un miroir de notre temps dans lequel on se mire avec un bonheur mêlé d’effroi. Formés pour moitié environ au Laboratoire d’Expression Théâtrale que dirige Elizabeth Czerczuk au sein de son théâtre, les interprètes de cette fresque hybride n’ont qu’à déployer leur pantomime tressautante pour dire leur rapport au monde. Leur culte du paradoxe et leur méfiance envers l’image, qu’ils prennent visiblement plaisir à malmener lors d’une courte projection de Culture Pub et d’une distribution commentée de journaux. Tendres autant que bagarreurs, les aliénés qui investissent la belle salle transformable de deux cents places de ce théâtre si singulier n’ont guère besoin de beaucoup de mots pour nous en conter beaucoup.
Anais Heluin, La Terrasse, 20 décembre 2017