« Amok – Sois toujours mort en Eurydice » : Elizabeth Czerczuk crée un spectacle fascinant.
« Amok – Sois toujours mort en Eurydice » : Elizabeth Czerczuk crée un spectacle fascinant
Publié le 14 octobre 2024 - N° 326
Elizabeth Czerczuk crée un spectacle fascinant, d’une intensité extraordinaire, servi par l’extrême virtuosité de ses artistes, comédiens-danseurs et musiciens.
L’amok, c’est cet état psychique, ce mal venu de Malaisie – et raconté notamment par Stefan Zweig – qui pousse l’individu au meurtre et à sa propre destruction. C’est un état limite, dissociation avant la dissolution. Pour Elizabeth Czerczuk, qui propose l’aboutissement d’un long processus de création élaboré sur le plateau de son théâtre depuis le printemps, l’amok est un moment – sans retour – de perte d’équilibre. Cette fièvre destructrice qui déclenche une course vers l’abîme recouvre sa lecture du mythe d’Eurydice. Pour Orphée, le monde est déjà mort et l’appel du gouffre est impérieux. Or, les Enfers sont ce lieu où le terrestre devient immobile, où l’on s’emprisonne à la toile que tissent les démons. Elizabeth Czerczuk met en scène, en une suite de tableaux hallucinés, cette dissociation de la vie et du mouvement : elle est elle-même Eurydice, « incertaine, suave et sans impatience » comme l’énonce le poème de Rilke qui résonnera au dernier tableau, figure éthérée parmi l’agitation du monde d’en bas. L’enfer est ici orchestré par une virtuosité absolue des corps, mouvements d’ensemble chorégraphiés avec une énergie formidable.
Nul ne peut soustraire son regard ni son écoute
La virtuosité est aussi dans la musique, bribes orchestrales empruntées à Bartók (Le Mandarin merveilleux), Chostakovitch (Symphonie « L’Année 1905 ») ou Xenakis (Jonchaies) formant parfois des leitmotive ou seulement des éclats fugaces. Les musiciens sur scène y sur-impriment leurs propres variations, miroir déformant des élégies de Brahms ou Barber, accentuations endiablées et saisissantes. Le public ne peut soustraire ni son regard ni son écoute au spectacle de cette danse de mort. Comme Orphée, il en est le spectateur sidéré, nécessaire mais au fond impuissant. Pour cela, il lui aura fallu lui-même descendre, s’installer d’abord sur scène pour observer ceux qui, vivants encore, rattachés à la vie par ses émotions simples, vont bientôt rejoindre « la mine étrange où s’abritent les âmes » puis prendre leur place dans les gradins : l’aventure d’Orphée peut commencer, et se rejouer, éternellement, à chaque représentation.
Jean-Guillaume Lebrun